L’invité du mois : Benoît Deper, CEO d’Aerospacelab

Pour cette édition de juillet, l’invité du mois s’inscrit pleinement dans l’actualité… En effet, Benoît Deper a créé et dirige Aerospacelab, une jeune entreprise qui vient d’annoncer la construction d’une « megafactory » de satellites à Charleroi, près de l’ancien site des Acec. But : assembler plus de cinq cents minisatellites par an. Un retour aux sources pour cet ingénieur de 36 ans sorti de l’UCLouvain avant de bourlinguer entre la France, la Suisse et la Californie puis de rentrer en Wallonie pour créer sa boîte à Mont-Saint-Guibert.

Benoît Deper est effectivement originaire de Charleroi, où il vit jusqu'à la fin de ses humanités. Il choisit l’UCLouvain pour suivre des études d’ingénieur civil en électronique et mécanique avant un master en mécatronique – robotique – systèmes embarqués. Pendant son parcours, il a la chance d’effectuer un stage à la Nasa, en Californie, puis parfait sa formation à Supaero, à Toulouse. Avant de remettre le cap sur la Californie pour travailler dans une start-up. Notre pigeon voyageur revient en Europe, aux Pays-Bas cette fois, où il travaille comme ingénieur systèmes pour les lanceurs de l’ESA. Mais il s’ennuie rapidement… et reprend des études à distance en Sciences politiques à l’UCL et un master en Intelligence artificielle à la KUL.

Le choix des sciences politiques peut surprendre… « Je suis intéressé par la systémique, explique Benoît Deper, car j’aime comprendre les interactions entre les différents métiers. Les projets aéronautiques et spatiaux sont souvent transversaux et multidisciplinaires. J’ai vite compris que l’optimum d’un projet n’est pas forcément la somme des compétences de chaque intervenant, mais qu’il y a des contraintes en plus dont il faut tenir compte. Cette incertitude est frustrante. Prenons un exemple : si vous vous êtes électronicien et que vous regardez le produit par la lorgnette de l’électronicien, vous êtes persuadé d’avoir atteint le meilleur produit. Mais si vous intégrez les contraintes des autres métiers, vous vous rendez compte que ce n’était pas la meilleure solution globale. Pour comprendre ça, j’ai voulu étoffer mon panel de compétences. Je suis expert en rien mais je me débrouille en tout… Pour comprendre que les architectures de ces systèmes convergent vers un résultat qui semblait n’avoir aucun sens au début de la réflexion à travers mon prisme. »

Cette impression toute relative de manque, c’est en étudiant l’électromécanique puis lors de son passage à Toulouse que notre invité la perçoit. Il se rend compte que dans les projets spatiaux institutionnels des pans entiers de ces projets n’ont pas trop de sens au niveau technique, mais en trouvent aux niveaux financement et industrie. « Les Sciences politiques m’ont servi pour comprendre les rouages de la construction européenne. Je voulais ajouter à mes compétences techniques cette dimension systémique. » Benoît Deper précise toutefois qu’il n’a pas terminé le parcours de Sciences po, et que s’il a réussi tous les cours de la KUL, il n’a pas présenté son mémoire de fin d’études.

Après le siège néerlandais de l’ESA à Noordwijk, Benoît Deper rejoint fin 2012 la Suisse, comme chef de projet chez Swiss Space Systems (S3), une start up financée par Dassault Aviations. But : créer un drone hypersonique mach10 de 40 tonnes. « Le projet était vraiment très intéressant, notamment parce que très ambitieux, même si finalement il s’est écrasé après quatre ans. J’étais une semaine par mois chez Dassault et une autre en Russie, à Moscou ou à Samara, parce que le drone avait un moteur d’origine russe. » Après cette faillite, notre ingénieur entame une école de business en Suisse, un peu en dilettante, de son propre aveu… « Puis je me suis dit que je voulais faire des trucs qui m’amusaient vraiment. Et les trucs qui m’amusaient, c’étaient les satellites… Créer mon entreprise active dans les satellites. J’ai commencé à concevoir mon business plan et c’est le conseiller économique et commercial (CEC) de l’Awex à Genève, Philippe Delcourt, qui m’a convaincu de rentrer en Wallonie pour lancer mon projet » se rappelle Benoît Deper.

Retour en Wallonie

Voici donc notre invité de retour en Wallonie, avec son seul business plan en poche… « Là j’ai un peu sous-estimé la difficulté de lever de l’argent pour réaliser ce genre de projet en Belgique ou même en Europe. La seule fois où j’avais participé à une levée de fonds, c’était en Californie. La culture de l’investissement dans les start-up y est un peu différente d’ici, c’est un euphémisme » précise-t-il en riant. 

Il lui faut un an pour réunir les fonds. Autour de la table, de grandes familles flamandes, dont Van Hool, active dans les camions et les bus, et un ancien collègue de Suisse. Puis s’ajoutent quelques business angels. Que des actionnaires privés, même s'il reçoit quelques avances récupérables de la Région wallonne. Mais l’important, c’est que le jeune chef d’entreprise voulait un actionnariat proche. Aerospacelab voit officiellement le jour en toute fin 2017, même si les vrais débuts se situent plutôt en mars de l’année suivante, avec l’engagement des premiers employés. L’entreprise croît rapidement : « nous devrions terminer 2022 avec 200-250 personnes. Ce qui fait de nous les deuxièmes employeurs dans le spatial wallon après Thales Alenia Space. Mais j’ai l’impression qu’on aurait pu faire plus, et plus vite… » souligne le CEO.

Pourtant, le développement semble rapide. Un premier satellite est envoyé en orbite l’an passé, et un deuxième est prévu cette année. « L’année prochaine, on change de braquet : sept lancements sont prévus, et dix-huit l’année suivante. Les sept premiers sont réservés et payés ; pas le choix, on doit réussir, sourit Benoît Deper. Les dix-huit suivants sont en option mais que nous allons convertir assez rapidement. L’usine actuelle de LLN peut sortir vingt-quatre satellites par an. On apprend sur ce site… »

Une « megafactory » avec 500 employés

La construction de la « megafactory » de Marcinelle, avec ses cinq cents employés prévus à l’ouverture, située près du siège historique des Ateliers de Constructions électriques de Charleroi (Acec), va évidemment changer la donne… « Ce sera la troisième plus grosse usine de satellites au monde en terme de cadence de production de satellites. Nous avons l’ambition d’en construire deux par jour. Nous ne ferons plus de tout petits satellites. Le plus petit chez nous pèse 150 kilos mais j’anticipe que d’ici deux ans le gros du marché sera constitué de satellites entre 500 kilos et une tonne.  En fait, je construis des gros satellites avec les recettes de réduction de coûts des petits satellites. »

Et si on lui fait remarquer que l’espace est déjà bien encombré de satellites en tout genre, Benoît Deper reconnait que la densité d’objets en orbite est plus une problématique qu’un réel problème, du moins pour le moment… « On va devoir commencer à réguler. Prenons l’analogie des avions : celui des frères Wright volait 300 mètres à partir d’une colline, et il n’y avait donc aucun besoin de gérer un trafic aérien. Tandis que maintenant, avec le nombre d’avions dans le ciel et les compagnies à bas coût qui se multiplient, c’est plus que nécessaire. Avec les satellites, ce sera pareil… Mais ça va encore prendre du temps. Dans les dix ou vingt ans qui viennent, on va arriver à du ‘space traffic management’. Avec des règles bien définies et un partage de l’espace, façon corridors… Mais malgré le fait qu’on envoie des milliers de satellites en orbite par an, il reste énormément de place, c’est même incomparable avec l’espace aérien ; on est sur des milliers de kilomètres d’altitudes différentes. On peut sans problème caser de multiples constellations de satellites. De plus, la plupart des nouveaux projets ne sont pas générateurs de nouveaux déchets. »

La Wallonie regorge d’entreprises spatiales… Pourtant, très peu de contacts ont lieu entre Aerospacelab et ses coreligionnaires… Pour le CEO, le problème est culturel : « Michel Stassart, (le responsable de la filière spatiale chez Skywin, ndlr), travaille très bien, mais le problème est dans la manière de fonctionner de Wallonie Espace. On se retrouve avec des PME qui ont l’habitude d’être les sous-traitants de sous-traitants de donneurs d’ordre. L’inconvénient, c’est que ces PME font du placement de produits et vivent exclusivement d’argent public, directement ou indirectement. Elles sont dans l’ancien monde en terme de compétitivité. En fait, elles ne sont pas mises en compétition et elles n’évoluent pas. Ce manque de mise en compétition leur rend un mauvais service à terme. Cela dit, on a quand même quelques partenariats en Wallonie et ailleurs, mais c’est marginal. Et ce sont des boîtes qui ont une valeur ajoutée significative et indéniable avec des compétences qu’on n’arrive pas à internaliser. »

Intégration verticale

Le souci d’intégration est pourtant primordial chez Aerospacelab…  « On essaie de tout faire nous-mêmes. Au niveau électronique, 100% du travail est internalisé. Pour la mécanique, la conception, les tests et l’assemblage se font chez nous ; on va bientôt rapatrier l’usinage qui se fait encore à l’extérieur. Les télescopes, on les fabrique nous-mêmes. On est verticalement intégré. Nos concurrents travaillent de la même manière, et si nous voulons lutter à armes égales, nous devons faire ainsi. Les avantages sont évidents : réduction des coûts et agilité. Avec un partenaire externe, si on se rend compte après six mois que l’interface en question n’est plus un rectangle mais un rond, ils vont râler, on va devoir renégocier le contrat, avoir besoin d’avis juridiques, engager des frais supplémentaires, perdre du temps. Chez nous, on attrape Michel et Joseph dans un couloir et on leur demande de changer le rectangle en rond. Ca peut râler un peu, mais ça avance » conclut Benoît Deper en riant. 

Finalement, notre invité ne regrette-t-il pas d’être revenu fonder Aerospacelab en Wallonie ? « Non, absolument pas. On voit que la Belgique est une excellente base arrière. Si j’avais installé mon projet en France, en Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni, je pense que les grands acteurs nous seraient immédiatement tombés dessus, en nous coupant les accès aux financements ou en nous rachetant dès le début. En Belgique, pas de grands acteurs. Nous sommes protégés en quelque sorte, ce qui ne nous empêche pas d’aller chasser en France ou en Allemagne. Mais le rapport de force est différent. Et puis en Europe, nous n'avons pas vraiment de concurrents dans les divers domaines où nous travaillons, contrairement aux Etats-Unis. »

De plus, et cela peut paraître surprenant, Aerospacelab n’a aucune difficulté pour trouver du personnel. Le jour de l’interview, Benoît Deper avait reçu quatorze candidatures. Et vingt-trois le jour précédent. Deux jours dans la moyenne. Ces candidats viennent des pays voisins, ou même des entreprises wallonnes. Pour le CEO, c’est la culture de l’entreprise qui les attire… « Nous nous affranchissons complètement de l’ESA. En discutant avec Jean-Jacques Dordain, un ancien directeur général de l’ESA qui travaille chez nous, on se disait que l’argent de l’ESA a beau être gratuit, il est extrêmement cher (rires). Il est cher en coûts d’opportunité et en pénibilité de travailler avec l’ESA. De plus, on est dépossédé du produit, on ne contrôle plus le cahier des charges. Et puis les contraintes de temps : les délais sont tellement longs que vous ratez vos objectifs de business. C’est pour ça que nous avons levé un peu plus d’argent que prévu en 2021 : pour sortir des schémas de l’ESA et travailler en autofinancement. Pour reprendre le contrôle. Et revenir sur des cadences de développement plus rapides et intéressantes. Ce qui attise la curiosité de pas mal d’employés de boîtes spatiales dans le voisinage : bosser sur un produit sans être dépendant d’une lourde bureaucratie… » 

Bientôt prendra place dans le ciel une nouvelle constellation wallonne aux côtés de Cassiopée…

Arnaud COLLETTE

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